Le bac philo, la cage et la vanité

A l’épreuve du bac philo, je suis tombée sur ce sujet : « Faut-il défendre le faible ? »

J’y ai inévitablement vu un clin d’œil du destin, alors que j’avais la vocation de devenir avocat.

J’adorais la philo, j’ai planché comme une folle pendant 4 heures, thèse, antithèse…

Quand je relis ma copie avec mon regard qui a vieilli, j’ai un sourire d’indulgence pour la fille de 17 ans qui avait lu les philosophes et n’avait pas vécu.

Et quand je me pose cette question avec mon expérience de la vie, je m’interroge sur les raisons qui justifient de défendre les plus faibles : compassion, pitié, rétablissement d’une égalité morale et je me questionne également sur l’évidence de ces réponses et la légitimité de mes actions.

Je n’ai pas la réponse, l’aurais-je jamais ?

La semaine dernière, alors que je me promenais dans la forêt avec Vincent et Rocky, notre chien, j’ai aperçu un pigeon au sol. Il battait des ailes mais ne pouvait plus voler. Je suis intervenue, j’ai chassé le chien qui voulait le dévorer et j’ai pris le pigeon entre mes mains. Il n’était pas blessé mais il était faible, sans doute malade.

J’ai décidé de l’emmener à la maison pour éviter qu’il ne soit tué par un prédateur. J’ai pensé : il est trop faible pour voler, un oiseau dans cet état ne passera pas la journée.

Vincent avait un avis différent : « Laisse-le, tu crois qu’il a envie que tu le mettes dans une cage ? Il est mieux dans la forêt. De toute façon, il est malade, s’il doit mourir, il mourra ! »

Lorsque Rocky s’est éloigné, j’ai reposé le pigeon au sol et je l’ai observé. Je doutais, la remarque de Vincent me faisait hésiter.

J’ai regardé le pigeon posé dans les feuilles mortes. Il devait être effrayé par ma présence. Je ne savais plus s’il était tétanisé par la peur ou s’il était paralysé par la souffrance. Mes pensées se bousculaient : Si je le laisse dans cet état, j’aurai des remords ; je pourrais revenir dans une heure voir comment il va. Mais s’il s’est fait dévorer par un renard, je m’en voudrais terriblement ; si je l’emporte, je pourrai téléphoner à un centre de sauvetage des oiseaux et l’accompagner pour qu’il se fasse soigner. Mais n’est-il pas mieux ici, peut-être a-t-il une famille, un compagnon ou une compagne, je sais que les pigeons vivent en couple toute leur vie ?

Il fallait prendre une décision rapidement, j’ai emporté le pigeon avec moi. J’ai traversé les bois avec son petit corps entre les mains. Je sentais qu’il était encore vif, je lui ai parlé pour tenter de le rassurer. Il a roucoulé.

Arrivée dans notre parc, je l’ai posé au sol et il s’est envolé en direction de la forêt. Je l’ai suivi des yeux et j’ai vu qu’il se posait au sol sous le grand cèdre. J’ai couru vers lui. Lorsqu’il m’a vue arriver, il a battu des ailes sans pouvoir décoller. Il a dû se dire : « Encore la folle qui veut m’attraper ! » mais il avait dû produire un tel effort qu’il était épuisé.

Je l’ai observé à nouveau. Ari, notre âne, Joli-Cœur et Joy les poneys se sont approchés, curieux de voir ce que je regardais. J’ai eu peur qu’ils le piétinent par mégarde et je l’ai posé sur une branche. Le temps d’aller chercher une cage, il était retombé au sol.

Je l’ai repris entre mes mains et  l’ai enfermé dans la cage que j’ai déposée dans la cuisine. J’ai tenté de joindre des centres de sauvegarde des oiseaux, tous étaient fermés à cette heure. La nuit tombait. J’ai consulté tous les sites relatifs aux pigeons, j’y ai trouvé de multiples conseils sur la conduite à tenir pour sauver un pigeon en détresse. Ces sites étaient unanimes : ils mettaient tous en exergue le commandement suivant : ne pas laisser un pigeon en détresse au sol, le mettre en sécurité et au chaud dans un carton, suivi de multiples conseils pour lui donner à boire sans l’étouffer et ne pas le forcer à se nourrir.

J’étais seule avec cet oiseau que j’avais enfermé.

Je le surveillais. Sa respiration était forte et j’ignorais s’il s’agissait d’un signe d’angoisse ou de souffrance. Il me regardait à travers les barreaux de la cage. J’ai ouvert la grille, il n’a pas bougé. J’ai tenté de lui donner à boire, déposé quelques graines qu’il n’a pas touchées.

La réminiscence d’autres instants de solitude s’est  avancée vers moi avec la nuit : l’hôpital, la chambre où le silence est traversé par les bruits des machines, le pied d’un lit où on doit prendre une décision, déchiré entre l’amour et la conscience qu’il faut ouvrir la cage et laisser l’âme s’envoler.

Au matin, l’oiseau était mort, le bec posé sur les barreaux, les yeux ouverts.

Qu’a-il vu cette nuit-là dans son enfermement :

Les branches accueillantes des grands pins ? L’infini du ciel nacré de l’hiver ? La silhouette de son âme-sœur dont je l’avais privé ?

De quels derniers battements d’ailes, de quel dernier vol l’ai-je privé ?

Voulant le protéger, le défendre d’un éventuel prédateur, m’opposant à la loi de la nature qui fait du faible la proie, je l’ai privé de ses derniers instants au creux de sa forêt.

Nous l’avons enterré dans le parc, sous les grands pins qui abritent d’autres oiseaux victimes de la chasse, de la route, de la cruauté ou de la toute-puissance des hommes.

J’ai rangé la cage vide au grenier à côté de la malle aux vieux papiers et la copie du bac philo. Je suis restée dans le silence de la maison contemplant mon impuissance, ma vanité et mes regrets.

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3 commentaires

  1. Magnifique texte Magali, qui nous pousse effectivement, a réfléchir sur l’effet de nos actions, sur le dualisme de notre conscience, et sur notre impuissance humaine, qui peut être parfois ressentie comme une injustice… La philosophie serait-elle de faire de son mieux pour apaiser sa conscience, en gardant à l’esprit que c’est la vie qui décide…? Tout cela est à méditer longuement…

  2. Bonjour Magali. Il est beau ce texte. Que dit-il de vous? je ne ne sais pas en fait. Avocate vraiment? Cela a-t-il profité à la veuve et l’orphelin ?
    Je me souviens comme si c’était hier. J’ai passé mon Bac Littéraire en 1983. Ce sujet de philo, pffff… Je ne sais quelle note vous avez eu, mais ça sentait le casse gueule à plein nez, et pourtant, avec le recul, quel joli thème. Lâchement j’ai préféré le commentaire de texte, je ne m’en suis pas mieux tiré pour autant. Une anecdote du même tonneau (ou pas?). Cette même année 1983, l’été, avec quelques potes, comme chaque année nous randonnons dans les Gorges du Tarn, à cheval entre la Lozère et l’Aveyron, un paysage intouché encore à cette époque, dans un village abandonné où nous avons pris nos quartiers. Le régime boîtes de conserve (on ne grossit pas à cet âge là 😉 ) m’invite à une action naturelle dont je vais m’acquitter derrière un muret de pierres sèches. Je me retrouve dans la posture du Sumo, avec mon rouleau de pq en main et, sous mes yeux, une scène des plus naturelles dont je suis le témoin involontaire. Une magnifique toile d’araignée est tissée à l’abri de ce mur, architecture divine parfaitement orchestrée. En son centre, la propriétaire est là, poilue et patiente à souhait. Et à la périphérie, une fourmi innocente a eu le mauvais goût de s’empéguer dans la toile. Aléa Jacta Est, la propriétaire des lieux peut dresser le couvert. Je suis là, témoin silencieux de ce qui doit être l’inéluctable dénouement: la fourmi travailleuse et malchanceuse va se faire boulotter. Et c’est comme ça, c’est la vie, ce n’est pas mon histoire. Sauf que si en fait. Parce que je suis là justement. Caprice du grand Architecte, Jour de chance de la fourmi, le fait est que je me trouve dans la position du démiurge capable de la sauver. Ou pas. Je le décris en quelques mots mais, aussi futile que cela paraisse, ces minutes de contemplation m’ont semblé durer des siècles. Sauver ou laisser faire? Je vous passe toutes les questions que cela soulève, droit d’ingérence et tutti quanti. Et je ne vous fais pas lanterner plus longtemps: J’ai chopé la fourmi, en détruisant la moitié de la toile, et je l’ai balancée dans l’herbe? Pourquoi? Parce que c’était elle, parce que c’était moi? Parce que j’étais là, et que le temps d’une micro seconde c’est ce que ma conscience m’a dicté. Peut-être cela n’avait-il aucun sens , ou bien tout le sens qu’on voudra lui donner. Mais aujourd’hui encore je me souviens que c’était bon et que c’est ce qu’il fallait faire. Vous avez un brin de plume qui souligne tout un tas de délicatesse et de sensibilité. C’est marrant. Bonne journée Magali

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