Le Noël de Madame le Président

Monique ARENS

Ce conte de Noël que je publie aujourd’hui a été écrit dans les années 90. Je n’ai pas le souvenir de l’année précisément au cours de laquelle j’ai rencontré Monique ARENS. J’étais une jeune avocate, elle était très investie dans la protection animale et elle a pris contact avec moi pour me charger d’une procédure qu’elle avait engagée en tant que présidente de l’Association « Les Amis des Chats de Bligny ».

La suite vous la lirez en vous plongeant dans ce conte de Noël qui est librement (!) inspiré de cette affaire judiciaire qui nous a occupées toutes deux pendant des mois, cette histoire qu’on lit d’une traite tant on a envie de connaître la fin…

Magali

La journée avait été plutôt difficile. Pour commencer, elle avait dû attendre l’arrivée de la jeune fille qui gardait Jessica. On ne pouvait pas lui en vouloir de son retard, tout le monde était en retard avec ces grèves de transports . Ensuite, il lui avait fallu plus d’une heure pour arriver au Palais de Justice, le trafic était insupportable,  le temps maussade,  les automobilistes grincheux,  un sale type avec un méchant sourire lui avait même fait un geste obscène  en lui passant sous le nez à un feu vert, et pour ajouter à sa mauvaise humeur, Jean-Paul avait accepté de dîner chez ces snobs de Frangier. Elle aurait apprécié, ce soir, de grignoter devant la télévision en regardant pour la énième fois « Kramer contre Kramer », dont elle connaissait par coeur presque tous les dialogues, mais Meryl  Streep y était si émouvante qu’elle ne se lassait pas de revoir ce film.

Heureusement, personne n’occupait sa place de parking réservée ! Marie Simon, enfin, Madame le Président Simon s’était ensuite hâtée sous le crachin pour rejoindre son bureau où l’attendait déjà sa greffière,  – efficace, impeccable, tailleur classique et ballerines confortables – qui était sa collaboratrice depuis déjà sept ans. Elles passèrent rapidement en revue les dossiers importants qu’elle aurait à traiter aujourd’hui.

Maître Marouani s’était montré, comme toujours, à la hauteur de sa réputation, pourtant cette fois , elle avait trouvé le moyen de coincer ce petit escroc qu’il avait accepté de défendre et de confirmer l’Ordonnance du Juge d’Instruction qui avait refusé la mise en liberté provisoire. Les deux jeunes stagiaires qui  l’assistaient ce matin avaient été visiblement impressionnés  par sa façon expéditive de renvoyer le célèbre avocat à ses chères études.  Un peu avant l’heure du déjeuner, elle avait appelé Jessica ; sa fièvre n’était pas tombée et sa gorge était toujours douloureuse. Elle entrevit un prétexte pour décommander ce dîner dont la perspective lui déplaisait si fort, mais elle ne pouvait pas décevoir Jean-Paul qui avait vraiment besoin de sa présence pour convaincre les Frangier qu’il était l’architecte qui saurait le mieux restaurer la maison du Lubéron dont ils s’étaient rendus acquéreurs pour une petite fortune.

Elle venait d’en finir avec une délicate affaire de détournement de fonds qui avait pris beaucoup plus de temps qu’elle n’avait imaginé, et  en consultant sa montre, elle estima qu’elle ne devrait pas consacrer plus de vingt à vingt cinq minutes au dernier dossier  si elle voulait passer se faire donner un coup de peigne chez Lucie Saint-Clair avant de rentrer se doucher et se changer à l’appartement. Se changer…? oui bien sûr… pour gagner du temps, elle aurait  déjà dû décider quelle toilette elle porterait ce soir . Un instant elle s’imagina  moulée dans sa robe violette d’Alaïa, qui soulignait si bien sa minceur , histoire de rendre jalouse cette grosse Frangier, mais … Sa réflexion fut interrompue par l’Huissier qui annonçait l’affaire suivante. Elle écouta distraitement le début du compte rendu que faisait  le Juge rapporteur   :

–  Un acte de cruauté envers animaux domestiques … Il ne manquait plus de cela ! Rien ne lui serait épargné aujourd’hui !

Elle considéra un instant l’avocat qui s’était avancé, une mince jeune femme blonde et jolie, et  fit la constatation que c’était le plus souvent des femmes qui se chargeaient des dossiers relatifs aux animaux. Les plaignants allaient d’instinct vers les femmes pour ce type d’affaire, comme si les femmes et les animaux devaient, à l’évidence, aller de pair. Dieu merci, ce n’était  pas  son  cas.    Elle n’avait jamais compris comment on pouvait se créer,  à plaisir, des contraintes supplémentaires avec un animal. Comme si la vie n’était déjà pas assez compliquée sans avoir à se préoccuper d’une bestiole inutile, qui fait des saletés, qu’il faut sortir, qui tombe malade, bref qui est, au mieux, sans intérêt et au pire, porteuse d’affreuses maladies. 

Une image lui vint à l’esprit, elle revit Madeleine, la bonne de sa Grand-Mère chez qui elle passait ses vacances quand elle était enfant, s’emparer des chatons que Mounette, la chatte de gouttière essayait de cacher dans la paille de la grange, et leur briser la nuque comme elle aurait  cassé une noix, puis rejeter l’un après l’autre, les petits corps sans vie. Aussi, quand elle entendit   : << chatons abandonnés dans les bois…>>, elle eut le geste machinal  de tordre le cou à un chaton . Elle sentit aussitôt le regard stupéfait de l’Avocat et regretta ce geste si malencontreux . D’un  coup d’oeil circulaire, elle enregistra les sourires amusés de la Greffière et  des deux assesseurs et s’associa à ce franc moment de gaieté . Après tout une histoire de chatons, c’était un coup de fraîcheur avant de se replonger dans le trafic du soir.

Avant même de donner la parole à l’Avocat, Madame le Président prit soin de la prier d’être brève. On n’allait pas y passer la soirée sur cette ridicule affaire de chats !

– Tiens, la voilà qui met en doute le sérieux des témoignages justement retenus par le Juge d’Evry. C’est qui au fait ce Juge ? Marie Simon…enfin le Président Simon interrogea le Juge rapporteur.

– » Steiner? Vous le connaissez ? humm… »

La réponse de sa collaboratrice la renforça dans cette idée qu’elle n’allait certainement pas remettre en question l’Ordonnance de non-lieu prise par ce Juge.

– Ce n’est pas la peine que cette petite  prenne des airs outragés parce qu’elle a  l’impression que nous ne l’écoutons pas. D’ailleurs je l’écoute,  mais de quoi parle-t-elle maintenant ? de sanctionner les abandons sauvages …humm…on ne doit pas se bousculer dans son  Cabinet pour qu’elle soit réduite à prendre des affaires aussi idiotes. Ainsi allaient les pensées de Madame le Président de la Chambre d’Accusation de Paris,  Marie Simon . La plaidoirie achevée, elle se tourna vers l’Avocat Général qui exprimait sa conviction qu’il ne voyait pas matière à retenir quelque charge que ce soit contre la supposée propriétaire des chats abandonnés.

– Ah, le bon Avocat Général qui disait exactement ce qu’elle souhaitait entendre…où les législateurs avaient donc la tête ? répertorier dans  les  délits le fait de se débarrasser de bestioles encombrantes ! On traînerait bientôt devant les Tribunaux ceux qui exterminaient les souris !

-« Je ne suis pas non plus convaincue par ce dossier. » Le ton qu’elle avait employé allait certainement dissuader l’Avocat d’en rajouter. Néanmoins, pour faire bonne mesure,  elle s’empressa d’indiquer que le Jugement serait rendu le 3 janvier,  soit deux semaines  plus tard

Comme prévu , les Frangier étaient exécrables mais, puisqu’elle était là, Marie se dit qu’il fallait tirer le meilleur parti de cette soirée. Le dîner était raffiné à l’extrême, les vins excellents,  l’ensemble de Saint-Laurent que Jean-Paul lui avait offert pour  son dernier anniversaire, et qu’elle avait finalement décidé de porter ce soir,  lui donnait une silhouette juvénile.  Chez le coiffeur, Kiang l’avait accueillie avec un charmant sourire sans laisser paraître la moindre impatience malgré l’heure tardive, et sa coiffure n’avait pas souffert du petit crachin qui attristait Paris depuis le matin. La fatigue qu’elle avait ressentie dans le  courant  de l’après-midi  s’était  miraculeusement  envolée  et Marie

Simon se sentait bien dans sa tête et dans ses escarpins. Elle savoura la pensée de ces deux semaines de vacances qui  commençaient ce soir même. Cette année, la période des Fêtes serait calme, Jean-Paul et elle avaient refusé  plusieurs invitations à la montagne. Ils voulaient profiter de leur fille chérie et de leur maison de campagne, qu’ils avaient pris soin d’acheter tout près de Paris pour y passer facilement les week-ends à bouquiner sous un tilleul ou devant un feu de bois. Jean-Paul y avait installé un atelier spacieux dont les fenêtres donnaient sur un petit bois de résineux  jamais triste en hiver . Les snobs de Frangier – toujours eux – avaient souri avec condescendance en entendant parler d’une maison dans la campagne essonnienne ; ces gens là ne pouvaient pas concevoir de vivre ailleurs que dans le 16ème ou dans le Lubéron !

– » Alice, vous n’oublierez pas d’acheter le pain ! Et toi Jessica, mets un col roulé sous ta parka ! »

Alice, c’était l’oiseau rare dont elle avait trouvé la petite annonce à la boulangerie du village, la première semaine de leur installation, voilà trois ans : « Femme cherche place d’employée de maison – temps partiel » . Peu à peu l’employée à temps partiel qui était veuve et sans réelles attaches,  était venue s’installer dans le pavillon de gardien et veillait maintenant sur la maison des Simon, comme si elle avait été la sienne. Jessica c’était cette enfant qui les comblait de bonheur et à laquelle Marie était incapable de refuser quoi que ce soit, enfin… dans les limites du raisonnable !

-« Maman, Maman ! » L’appel joyeux de Jessica lui parvint dans la cuisine où elle tentait d’étaler une pâte à tarte, comme elle avait vu Alice le faire.

-« Maman, j’ai trouvé quelque chose d’extraordinaire! devine ce que c’est, tu as droit à trois réponses… ». Jessica, le regard enflammé dissimulait  un trésor sur son coeur, à l’abri de sa parka. Marie était incapable d’imaginer ce que sa fille avait pu rapporter  du village, qui la mette dans un tel état d’excitation

-« Je donne tout de suite ma langue au chat… » Jessica faillit s’étrangler de rire. -« Ah, la la, ça tombe bien, parce que c’est…justement …un chat que j’ai trouvé ! » Tout en distillant sa phrase, la fillette avait ouvert doucement son vêtement et  Marie découvrit un tout petit chaton blanc accroché au pull over de sa fille. Elle se sentit glacée.

-« Oui, c’est un très joli petit chat, mais toi et Alice allez le rendre à la personne qui vous l’a donné ! » L’ennui c’est qu’il apparut d’après les explications d’Alice et de Jessica que ce chaton n’avait été donné par personne, elles l’avaient découvert immobile dans l’herbe du talus, à cent mètres de la maison.  Marie  suggéra d’abord que cet animal devait appartenir à quelqu’un, qui était certainement à sa recherche et qu’il serait sage d’aller le remettre là où il était tout à l’heure. Puis elle avança que si on le replaçait bien en vue, sur le talus, une autre personne qui désirait un chat,  pourrait le ramasser à son tour et que tout finirait bien ainsi.  Têtue, Jessica, cramponnait  le chaton et Marie comprit  qu’elle ne parviendrait pas à la convaincre de s’en séparer  avant le lendemain.  On trouva un compromis. Jessica fut autorisée à couper en petits morceaux une tranche de jambon pour en nourrir le chaton qui serait ensuite exilé dans un coin de la buanderie, où il pourrait dormir dans un carton. Alice avait promis de nettoyer les saletés qu’il ne manquerait pas de faire  avant même que  Madame ne soit  levée !

Par une chance extraordinaire, Marie s’aperçut le lendemain qu’une patte arrière de Flocon – ah, oui, j’oubliais de vous dire que Jessica lui avait déjà trouvé ce nom, toute la soirée elle avait fait des projets  pour Flocon qu’elle avait hâte de présenter à ses amies, Flocon par-ci, Flocon par-là –  donc, qu’une patte arrière de Flocon  n’avait pas un aspect normal, la cuisse présentait un bizarre renflement et semblait douloureuse. Quelle belle occasion d’aller le déposer chez un vétérinaire et d’oublier ce fâcheux intermède dans leurs vacances de Noël.  Il fallait s’y attendre, Jessica voulut être du voyage chez le vétérinaire, le chaton calé sur ses genoux s’imaginant déjà qu’il allait y passer le reste de sa vie ! La salle d’attente était bondée, l’atmosphère empestait le désinfectant  et l’odeur écoeurante de chien mouillé. Marie se félicita d’avoir pris des dispositions pour ne pas avoir a « poireauter » une demi-journée au milieu de tous ces idiots. Le praticien avait proposé d’examiner le chaton dont elle pourrait prendre des nouvelles en  fin d’après-midi. Dès que Jessica se fut glissée dans son bain, Marie composa le numéro de téléphone du cabinet vétérinaire. D’une voix joyeuse,  une assistante la renseigna :

– » Non, la patte postérieure ne présente aucune fracture mais une luxation, nous avons immobilisé  son articulation, d’ici quinze jours il n’y paraîtra plus, mais comme  il a reçu une légère anesthésie,  nous préférons le garder ce soir, vous pourrez le reprendre dès demain matin…il est si adorable… »

Dès que Marie eut expliqué, sans reprendre son souffle, qu’elle ne désirait pas reprendre ce chat qui n’était pas le sien, elle sentit une réelle désapprobation dans le ton de son interlocutrice.

– C’est un monde, tout de même, se dit-elle,  voilà que j’offre de régler les soins de cette bestiole dont je n’ai que faire, et je devrais en plus  la traîner comme un boulet pendant les quinze ans à venir ! Elle prit sa voix de Président de la Chambre d’Accusation, sa voix sans appel,  pour ajouter :

– « Je suis certaine que vous trouverez à caser ce chat…puisqu’il est tellement adorable, et pourquoi ne pas  le prendre vous-même ! » Puis elle avait raccroché, convaincue d’avoir fait exactement ce que tout être sensé aurait fait à sa place.

– Pas plus difficile que ça, reste maintenant Jessica…

Jamais Marie n’avait  imaginé qu’une enfant aussi raisonnable et intelligente  que Jessica  puisse  manifester un tel chagrin à l’idée d’être séparée d’un minuscule animal qu’elle ne connaissait pas deux jours auparavant. Elle avait tout d’abord hurlé qu’elle ne croyait pas un mot de l’ histoire, pourtant très vraisemblable, racontée par sa mère : le vétérinaire avait été appelé par les propriétaires du chaton qui se désolaient de l’avoir perdu…il était rentré chez lui, près de sa mère, etc…Puis la colère de l’enfant  s’était apaisée , elle avait commencé à pleurer doucement et s’était dirigée vers sa chambre, les épaules secouées de sanglots . Marie l’avait rattrapée pour la consoler et pour la première fois, sa fille adorée lui avait jeté un regard plein de  haine avant de s’enfermer dans sa chambre.  Personne n’avait pu la décider à en sortir, même pas pour dîner. Alice lui avait proposé de venir manger au moins un petit morceau de la tarte aux pommes et à la cannelle, préparée spécialement pour elle. Jessica avait répondu qu’elle ne mangerait plus tant que Flocon ne serait pas revenu à la maison. Jean-Paul avait acheté un sapin gigantesque , il était certain que la petite l’avait aperçu de la fenêtre de sa chambre et qu’il pourrait la décider à venir le décorer avec lui. Elle refusa tout net.

 Marie était au désespoir, Jean-Paul devait être dans le même état mais n’en laissait rien paraître.  Lui et Marie étaient tombés d’accord : il ne fallait pas céder à ce caprice.  Dimanche, pour Noël, Jessica allait recevoir l’ordinateur dont elle rêvait depuis des mois, équipé d’un lecteur de CD Rom et sa Tante avait offert les logiciels dont la fillette  avait dressé la liste. Un cadeau comme celui-là lui ferait vite oublier cet insignifiant chaton et la vie reprendrait son cours tranquille

Jessica resta  cloîtrée  du vendredi soir au dimanche matin. Elle apparut dans la cuisine et sans un mot se prépara un bol de

céréales. Une Jessica transformée par le chagrin, les yeux affreusement tristes, les

joues pâles. L’estomac noué par cet affligeant spectacle, Marie attira son attention sur l’énorme paquet entouré d’un ruban étoilé, qui trônait à côté du sapin joliment éclairé  par les minuscules ampoules multicolores de la guirlande électrique. Jessica eut un sourire si déchirant que Marie comprit qu’elle n’avait pas sous les yeux une enfant qui faisait un caprice mais un petit être en proie à une véritable douleur, un petit être qu’elle aimait plus que sa vie et qu’elle avait le pouvoir de consoler. Se forçant à prendre un ton enjoué, elle dit à Jessica :

 –  » Bien, je comprends que cet ordinateur ne te fait plus aucun plaisir, ce que tu veux c’est cet affreux sac à puces, ce mendiant,  ce chat  dégoûtant qui fera pipi partout dans la maison,  parfait, je m’en occupe ! S’il faut  cambrioler le cabinet vétérinaire certainement fermé aujourd’hui, pour récupérer cet  indispensable  animal et  te  voir sourire le jour de Noël,  je   m’en charge ! »

Effectivement,  le cabinet vétérinaire était fermé, mais Alice savait que le praticien habitait le village voisin. Par chance son numéro de téléphone n’était pas sur liste rouge,  mais le Docteur Mathieu n’était pas chez lui. Marie  décida d’aller jusqu’à son cabinet,  il y était peut-être en train de donner des soins à des animaux hospitalisés. Elle trouva porte close et personne ne répondit à ses coups de sonnette.

Jessica avait retrouvé le sourire, certaine de  pouvoir bientôt serrer dans ses bras,  l’adorable Flocon et  lui prodiguer mille caresses qui lui feraient  oublier les mauvais moments passés dans une cage chez le vétérinaire. Ce n’est qu’en fin d’après midi que Marie parvint à joindre le praticien à son domicile, mais  il apparût très vite une difficulté à laquelle personne  n’avait  pensé. Le Docteur Mathieu n’avait plus le chat,  il l’avait fait  conduire  à la fourrière départementale !

– « A la fourrière ! et pourquoi pas dans une oubliette ? « 

Piqué au vif, le vétérinaire rétorqua qu’il ne pouvait pas garder chez lui  tous les animaux que les gens ramassaient au bord des chemins pour se donner bonne conscience et dont ils s’empressaient de se  débarrasser en les lui apportant, comme  elle l’avait fait elle-même ! Marie avait l’esprit pratique, n’était-elle pas un Magistrat important dont on s’accordait à dire qu’elle était une femme de décision, une tête froide et brillante ? Elle n’allait pas entamer une polémique avec ce vétérinaire de campagne, ce qu’il fallait maintenant c’était faire sortir cet animal de la fourrière, puisque c’était à ce prix que l’on retrouverait la paix – une paix toute relative – autour du sapin de Noël. Le vétérinaire lui  indiqua l’adresse  de l’établissement  et  l’avertit des problèmes qu’elle allait rencontrer..

Le répondeur téléphonique de la fourrière départementale débita  laconiquement les heures d’ouverture.  Jean-Paul émit l’avis qu’il y aurait certainement un employé de garde dans un tel lieu et que cela valait  la peine  de s’y rendre.  Il fut décidé que  lui et Jessica finiraient de préparer le dîner et  garniraient les cheminées, Marie se chargeant de l’opération de récupération de Flocon. Au volant de son Range-Rover, Marie soupirait, les enfants sont parfois si déroutants… mais elle gardait le secret espoir que bientôt Jessica serait à même d’apprécier  tous les désagréments d’un animal, et qu’elle  accepterait  qu’on cherche  pour lui, une autre famille.

Une grande femme entre deux âges, flanquée de deux Bergers allemands, vint  à la  porte  et  chercha du  regard  l’animal  que  cette

élégante  visiteuse avait du ramasser sur la route. Marie lui expliqua qu’elle n’apportait pas un animal mais qu’elle venait chercher un chaton blanc.

– « C’est votre chat ?  vous avez ses papiers ?   une photographie  ? et puis c’est une drôle d’heure pour venir chercher votre chat ! « 

–  » Ce sera mon chat quand vous me l’aurez donné !  » répliqua Marie aussi poliment  que possible.

–  » Vous vous croyez où ici ?  c’est pas un refuge, c’est la fourrière ! Je ne peux pas vous donner ce chat, il sera euthanasié  la semaine prochaine si ses propriétaires ne viennent pas le récupérer … »

Vous vous en doutez, le sort d’un  chat n’était pas susceptible d’émouvoir Madame le Président Simon ;   si elle avait été certaine de trouver un chaton semblable à offrir à Jessica, elle n’aurait pas perdu son temps à parlementer dans le froid avec cette fonctionnaire antipathique. Mais où aller chercher un tel animal un dimanche  soir, 24 décembre de surcroît ?  Coûte que coûte, il lui fallait ce chat ! Alors, elle  entreprit de raconter toute l’histoire en insistant sur le désespoir de sa petite fille. Visiblement la gardienne  s’attendrissait, elle accepta même de laisser entrer Marie dans le bureau pour tenter de la raisonner.

–  » Je suis désolée, mais la loi, c’est la loi, ce chat sera euthanasié … « 

–  » Mais, je m’en fiche de la loi, moi !  » – Surprenant propos dans la bouche d’un Magistrat si important, vous ne trouvez pas ?.  – « Que faut-il faire ? N’y a- t -il jamais de dérogation?  » enchaîna Marie, consciente du ridicule de la situation dans laquelle elle s’était  engagée.

Au fur et à mesure que la geôlière des animaux abandonnés énumérait  les dérogations possibles, Marie soupesait ses chances. Elle avait rencontré le Préfet de l’Essonne  qui se souviendrait d’elle…mais il n’était pas pensable d’importuner le Préfet à cette heure  tardive. Elle retint la suggestion d’appeler le Directeur des Services Vétérinaires dont la gardienne  venait  de dire qu’il  était un homme de coeur . Parce qu’il

s’apprêtait  à passer ce  Réveillon de Noël, chez lui, en famille  et qu’il était d’humeur tendre, une humeur de nuit de Noël, le Directeur en question ne se fit pas trop prier pour  notifier,  par téléphone, la levée d’écrous du malheureux chat.on , d’autant plus facilement que la gardienne l’avait assuré avoir vérifié l’identité de la dame qui affirmait être  une relation du Préfet.

C’est ainsi que Marie fut autorisée à entrer dans le couloir des condamnés.  Emboîtant le pas à la gardienne qui traînait les pieds, elle arriva devant le box où Flocon attendait un improbable miracle. Elle l’aperçut, si petit, tout seul, recroquevillé sur lui même, avec sa pauvre patte raide et bandée, jeté comme un petit chiffon sur le ciment froid de sa prison et brusquement elle sentit une immense pitié l’envahir, un sentiment  inconnu, étrange et douloureux . La gorge serrée et les yeux brûlants, Marie reçut le fragile chaton dans les bras en même temps que ce cadeau du Ciel : le don de compassion pour  les  animaux  qui souffrent.  Flocon se pelotonna  aussitôt contre sa poitrine,  tout naturellement elle lui fit une place au chaud sous son blouson et couvrit sa jolie tête de baisers rapides en lui murmurant des petits mots tendres.

La gardienne la contemplait, avec un gentil sourire et grommela :

– « C’est tout de même malheureux, faut être salaud pour abandonner des p’tites bêtes comme ça ! « 

–  » Oui, si je le tenais ce salaud …!  » – Marie avait dit « salaud » en écho à ce qu’elle venait d’entendre, car elle avait habituellement un langage plus châtié. Elle laissa sa phrase en suspens, traversée par l’image de cet Avocat  du Barreau d’Evry,  blonde et gentille qui avait dit …euh… mais qu’avait-elle dit au juste ? C’était à propos de chatons trouvés dans les bois, elle avait parlé de sanctionner les abandons sauvages.. .il faudrait qu’elle revoie  ce dossier la semaine  prochaine. 

En se dirigeant vers la sortie,  si pressée  qu’elle était d’emporter Flocon loin de cet endroit sinistre, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil dans  les  boxes voisins. C’est ainsi qu’elle découvrit deux autres chats, aussi réglementairement condamnés à mort

pour crime d’errance  que Flocon. Dans une seconde travée où elle voulut se rendre, elle  rencontra le regard bouleversant d’un petit chien triste et efflanqué,  coupable de s’être retrouvé, huit jours plus tôt, à la rue sans tatouage, sans collier. Marie, touchée par la grâce comme elle venait de l’être,  ne supporta pas l’idée d’ abandonner  ces animaux à leur sort  injuste et cruel. Ses fonctions l’avaient déjà amenée à visiter des prisons , des lieux de détention pour des hommes et des femmes souvent  durs et cyniques, des délinquants ou des criminels  sans repentir. Elle s’était toujours dit qu’ils avaient été les artisans de leur propre malheur et n’avait pas éprouvé beaucoup de pitié pour eux. Dans cette prison fourrière , elle ne voyait que des victimes ! Marie Simon n’était pas parvenue aux hautes fonctions qu’elle occupait sans être dotée d’un sens aigu de la justice, dont, il est vrai,  une seule catégorie d’êtres vivants avait bénéficié jusque là..

 – « Je prends  aussi les deux chats et  ce chien !  » lança-t-elle à la gardienne ébahie .- Marie c’était une femme de décision, je vous l’ai déjà dit !

–  » Vous n’y pensez pas !  » protesta l’autre « le vétérinaire vient mardi pour eux… »

–  » Tant pis pour  l’exécuteur des basses oeuvres de l’Essonne, qu’il prolonge ses vacances de Noêl ! « 

– Après tout , se dit la gardienne, puisque le Directeur a donné son accord pour un.. .et que cette dame connaît le Préfet…

Le chien, après plusieurs journées de cachot, , avait suivi, comme hébété,  les quatre jambes qui l’entraînaient vers la sortie . C’est seulement quand il comprit qu’on l’invitait à monter dans une voiture qu’il manifesta  bruyamment sa joie.  Les deux chats n’avaient pas protesté quand on les avait fait entrer dans un étroit panier de transport maintenant déposé sur le siège  avant du passager.

Marie roulait sous le ciel étoilé. Flocon ronronnait doucement contre sa poitrine . Elle imaginait déjà la surprise et la joie de Jessica et de… Jean-Paul ? Qu’allait-il penser, Jean-Paul ? Evidemment, ils n’avaient jamais examiné  ensemble l’idée  de partager leur vie avec un animal, encore moins avec plusieurs ! Jean-Paul se réjouirait de leur présence, Marie en était certaine. Elle se répéta cette phrase à voix haute : -« vivre avec des animaux… » Cela la fit sourire. – « Nous avons un chien et trois chats » dit-elle encore pour s’habituer à cette nouvelle idée. Tout à coup,  Marie, en proie à une émotion intense, sentit des larmes lui piquer les yeux et couler sur ses joues . Elle ne comprit pas qu’elle venait d’accéder à un niveau d’humanité supérieur et que, pour la première fois, elle pleurait de joie.

Les mots me manquent pour vous décrire le bonheur de Jessica, vous êtes parfaitement capables de l’imaginer. Quant à Jean-Paul, Marie ne s’était pas trompée, il accueillit les quatre rescapés avec beaucoup de gentillesse. Comme ils arrivaient dans leur vie  pour la veillée de Noël, ils furent autorisés à venir dans le salon et à se prélasser sur le tapis, devant la cheminée. Quand Safran – Jessica avait estimé qu’un animal devait tout de suite recevoir un nom, que c’était une question de dignité , le chien était devenu Safran, les deux chats s’appelaient désormais  Cannelle et Candy – Je reprends, quand Safran sauta sur le coûteux canapé de cuir olive, Jean-Paul fit un geste pour le faire descendre.

– « Laisse-le, il ne fait aucun mal, et  la semaine prochaine j’irai faire les soldes. Chez Hermès, ils ont des plaids superbes… »

–  » Toi, tu deviens aussi snob que la mère Frangier » remarqua Jean-Paul en attirant Marie contre son épaule.

Flocon et Jessica  ronronnaient ensemble de plaisir . Cannelle et Candy, sans doute un peu apeurés par le feu s’étaient  éloignés et jouaient avec le ruban étoilé qui avait entouré le  cadeau de Jessica. Jean-Paul versa encore un peu de champagne dans leurs coupes. Marie se dit qu’aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle ne s’était jamais sentie aussi parfaitement en harmonie avec le monde,  jamais elle n’avait vécu  une aussi heureuse veillée de  Noël.

Vous le savez, les gens heureux n’ont pas d’histoire, et cette famille  Simon ne fera pas démentir ce dit-on. Ainsi, je pourrais dès maintenant écrire le mot « fin », personne n’y trouverait rien à redire.

Je ne résiste pourtant pas au plaisir de vous raconter ce qu’il arriva le 2 janvier quand Madame le Président Marie Simon, retourna au Palais, après ces deux semaines de vacances . La première chose qu’elle fit, c’est de se faire apporter par la Greffière dont je vous ai parlé au début de cette histoire, ce fameux dossier de plainte pour acte de cruauté envers animaux domestiques, vous savez, cette  affaire  qu’elle avait expédiée si rondement, le soir du dîner chez les Frangier.

Elle entreprit de lire attentivement les témoignages, les déclarations de la supposée propriétaire des chats, elle examina les photographies et la fidèle Greffière l’entendit, à plusieurs reprises, pousser des exclamations indignées :

– « Elle ne manque pas d’air celle-la… »

–  » Elle nous prend  pour de parfaits  idiots … »

Marie consacra une heure entière à la consultation du dossier et quand elle interpella  sa collaboratrice pour lui demander de prendre note, celle-ci n’en crut pas ses oreilles : Madame le Président, la regardant droit dans les yeux,  déclara le plus sérieusement du monde :

–  » Elle va voir ce qu’il en coûte d’abandonner ses chats dans les bois et de se payer la tête d’un Gendarme et d’un Magistrat  !

FIN

Note : Vous l’avez compris, cette histoire est un Conte de Noêl . Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite. D’ailleurs, des Magistrats qui s’intéressent à des chats abandonnés dans les bois,  je n’en connais pas !

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