J’ai senti que le goudron me brûlait les genoux mais je n’ai pas bougé.
Cette souffrance était infime au regard des douleurs exprimées par ces cris.
Nous manifestions depuis une heure quand nous nous sommes immobilisés. Depuis les enceintes géantes perchées sur les camions se sont élevés les hurlements, les cris d’effrois, insoutenables. J’ai vu la foule s’abaisser devant moi dans une sorte de ola à l’envers.
Je me suis agenouillée au milieu de la chaussée. Une fille, très jeune fille, s’est agenouillée à côté de moi. Les yeux fermés, j’entendais son souffle qui se superposait aux gémissements.
Plus aucune autre parole autour, le monde se taisait.
Pendant de longues minutes, l’immobilité et le silence ont accueilli ces plaintes. Je crois que certains priaient, priaient pour que tout cela cesse et d’autres demandaient pardon.
Pardon pour l’humanité.
Pardon des souffrances infligées depuis si longtemps.
Pardon. Mais qui pourrait pardonner ce crime qui se perpétue chaque jour ? 140 milliards d’êtres tués chaque année dans le monde, tués pour être mangés, tués pour nous nourrir, tués dans les pires souffrances.
Les cris amplifiés ont résonné, j’ai senti qu’ils se diffusaient dans toute ma cage thoracique et j’ai senti mes larmes couler. Lorsque j’ai rouvert les yeux pour chercher un mouchoir dans mon sac, j’ai aperçu la gamine à côté de moi qui pleurait. Je lui ai tendu un mouchoir qu’elle a attrapé sans dire un mot.
Ce jour-là, nous avons communié. Ce cortège vêtu de rouge qui voulait expier les crimes de l’humanité envers les plus faibles, les parias, les rebuts, les animaux qui sont notre nourriture et que nous conduisons à l’abattoir.
Cette marche qui scandait « Stop au cauchemar, fermons les abattoirs ! » et qui a repris en se levant d’un bloc : « Ouvrons les cages, les cœurs et les esprits, liberté ! »
Je n’ai pu éteindre le flot de mes larmes, j’ai laissé se déverser ce mélange de douleur et de gratitude.
Immensément émue, j’ai continué cette marche, seule au milieu de cette génération qui n’était pas la mienne.
Infiniment reconnaissante de donner forme à mes révoltes, de crier ma colère, d’accueillir mon attente bafouée depuis des décennies.
De déverser sur la pierre froide de la république le sang des innocents qu’on assassine à l’abri des regards.
Paris, Juin 2019
2 commentaires
J’ai vingt ans de plus que vous Magali et je sais que je ne verrai jamais la fin de ces ignominies, j’espère que vous, vous la verrez. Pourquoi tant de gens dont la construction ne doit pas être si différente de la nôtre ne voient pas ce que nous voyons, ni ne ressentent ce que nous ressentons ?
Je ne suis pas certaine que je la verrai non plus, hélas ! Notre monde n’évolue pas assez vite, il stagne dans son indifférence à la souffrance animale, se défendant de son immobilisme au nom de l’économie, des traditions…
Pourquoi sommes-nous encore si peu à voir et entendre les plaintes de ceux qui souffrent ? Je me pose également cette question car, avec toutes les révélations de ces dernières années, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas ce qui se passe derrière les hauts murs des abattoirs et tous ces lieux qui tentent de dissimuler ces ignominies.